Fanfiction

La nettoyeuse

Cette semaine, Sophie Bienvenu, auteure de Et au pire, on se mariera et de Chercher Sam, a imaginé ce que Mathilda, la jeune fille incarnée par Natalie Portman dans Le professionnel, le film de Luc Besson avec Jean Reno dans le rôle du tueur à gages Léon, était devenue.

Nouveau genre littéraire très populaire, la fanfiction consiste à prendre un personnage célèbre ou fictif et à le faire vivre dans un cadre différent. La Presse a demandé à huit auteurs québécois d’écrire leur propre fanfiction, leur laissant le champ libre quant au sujet et au lieu.

Il a tout de suite été fasciné par ses yeux. Elle devait avoir une trentaine d’années ; son visage angélique lui donnait l’air d’en avoir 10 de moins, mais parfois, son regard s’assombrissait comme si tout le malheur du monde grondait en elle. Il voulait tout savoir, connaître ses secrets, visiter la maison où elle avait grandi. Avait-elle des frères et sœurs ? À quoi aspirait-elle ? Il aurait pu poser la question à son bras droit, qui vérifiait rigoureusement les antécédents de tous les invités, de leur métier à leur historique relationnel en passant par leur nombre de dents et leurs habitudes alimentaires. Il aurait pu l’envoyer chercher : « Monsieur Farès aimerait s’entretenir avec vous », mais elle ne semblait pas être le genre de femme que l’on siffle, même en y mettant les formes.

Dans une autre vie, elle s’appelait Mathilda, mais dans celle-ci, elle s’appelait Noel, avec un L, en souvenir de son premier amour. Le seul. « C’est un prénom peu commun », lui avait dit Farès, en regrettant immédiatement la banalité de son commentaire. Elle avait haussé les épaules en souriant et lui avait tendu son verre pour qu’il aille lui en chercher un autre. Ne savait-elle pas à qui elle s’adressait ? Il était sous le charme.

Ils ont discuté quelques instants, puis il a été appelé ailleurs. Une main à serrer, une insignifiance, une banalité… Lorsqu’elle a quitté la pièce, son cœur s’est arraché de sa poitrine, une douleur terrible dans la gorge, un vide immense, comme s’il n’était plus qu’une enveloppe de peau sans substance. Flanqué de ses cinq gardes du corps, il l’a suivie jusqu’à la sortie du palais en réfléchissant à ce qu’il pourrait bien lui dire pour la faire rester. Il n’était pas habitué à devoir demander. Comment apprivoise-t-on une telle femme ?

« Noel ! » Il avait crié son prénom comme on hurle un appel au secours. Elle s’était retournée, sans réussir à cacher un sourire, sa langue caressant ses canines.

***

Au lit avec Farès, elle se surprend à essayer d’enrouler son doigt dans les poils de son torse comme elle le faisait avec le gazon du pensionnat, où, pendant un court moment, rien ni personne n’avait pu l’atteindre. C’est troublant qu’elle y repense maintenant, alors qu’elle était certaine d’avoir effacé tous ces souvenirs de sa mémoire. Elle sait trop bien qu’il n’y a rien de plus dangereux que de se sentir en sécurité quelque part.

Je ne dors jamais vraiment. Je garde toujours un œil ouvert.

Une voix rauque à l’accent italien surgit du passé, et un frisson envahit Noel. Elle s’ébroue pour s’en débarrasser. Les fantômes ont cette mauvaise habitude de se pointer au mauvais moment. Comme s’il avait senti son émotion, Farès la serre dans ses bras, une étreinte qui chuchote « fais-moi confiance » et qui donne envie d’y croire. Il suffirait d’un soupir pour qu’elle se laisse aller, que ses épaules tombent, que sa tête s’alourdisse et que ses muscles se détendent. Qu’elle s’endorme des deux yeux, peut-être. Sa raison lui commande de fuir, son instinct l’invite à se laisser aller. Pourquoi avec lui ?

Elle se lève d’un bond : 

« Si je vais me chercher quelque chose à la cuisine, est-ce que tes petits amis vont me laisser te rejoindre, après ? Si je te ramène quelque chose à manger, est-ce que je vais devoir leur faire goûter à eux avant, pour qu’ils soient sûrs que j’essaie pas de te tuer ?

– Pourquoi y aller toi-même ? Je peux demander qu’on t’apporte n’importe quoi. Qu’est-ce que tu veux ? 

– J’ai pas l’habitude qu’on me serve. »

Elle adresse à Farès un sourire désarmant, qu’on jurerait naturel. Un rayon de lune éclaire le lit.

Je crois que je suis en train de tomber amoureuse de toi.

Noel s’était juré de ne plus jamais prononcer ces mots, mais ce soir, ils lui brûlent les lèvres. À la cuisine, adossée sur les portes glacées du réfrigérateur, elle essaie de reprendre ses esprits et de retrouver sa concentration. « Qu’est-ce que tu fous ? », se demande-t-elle à elle-même. Elle ferme les yeux et respire profondément quelques instants, puis, machinalement, ouvre le frigo pour servir deux verres de lait.

***

Sans savoir pourquoi, quand, ni comment c’est arrivé, Farès lui parle de son père, de son grand-père et de son arrière-grand-père avant lui. Comment faire pour dépasser ces modèles qui sont devenus des monuments ou des monstres ? Souvent, il a peur de n’être personne. Parfois, il y aspire.

« Je comprends.

– Mais pourquoi je te raconte ça ? »

Elle lui caresse les cheveux. Il dépose sa tête sur sa poitrine et ils restent ainsi, quelque part entre des secondes et des heures.

« Je crois que je n’ai jamais été amoureux.

– T’es chanceux. Ça fait mal. »

Il se raidit. Sa mâchoire se serre, sa bouche goûte le sang. Il est prêt à partir en guerre contre quiconque aurait pu la faire souffrir, homme ou fantôme. Il ne veut plus jamais qu’elle ait mal et il serait prêt à mourir pour ça.

« Raconte-moi », lui demande-t-il.

Elle voudrait tout lui avouer, tout lui raconter et voir ce qui arrive, mais elle tient encore trop à la vie, même si, comme Léon lui avait prédit, la vie n’est pas vraiment mieux, une fois adulte. C’était leur deuxième rencontre, bien avant qu’il ne lui sauve la vie, bien avant leur amour, bien avant sa mort et la douleur insupportable de devoir survivre sans lui. Noel a pris, petit à petit, toute la place. Noel sans famille, aux veines taries d’amour, aux émotions disparues jusqu’à ce que la mort les délivre, enfin. Ou jusqu’à ce soir.

Sa mission tire à sa fin. Elle s’allonge sur Farès et l’embrasse. Elle voudrait lui dire qu’elle l’aime, mais en lui enfonçant un poignard dans le ventre, elle lui caresse les cheveux et lui chuchote simplement à l’oreille : 

« Je m’appelle Mathilda. »

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